>>> Accueil > Nos coups de coeur > « Histoire de mon bonheur malheureux » de Camilla da Varano

« Histoire de mon bonheur malheureux »

Livre de Camilla da Varano, clarisse, (1458-1524), Editions franciscaines, 2009

Ce petit livre de 176 pages présente, pour moi, un double intérêt : le « récit de vie » de Camilla da Varano et l’introduction remarquable de B. Forthomme, franciscain, docteur en philosophie et en théologie, enseignant au Centre Sèvres à Paris qui nous offre une nouvelle édition de cette « Lettre », rédigée par Camilla da Varano en 1491 pour le franciscain Domenico da Leonissa. Ce religieux déclenche par sa prédication, une véritable aventure spirituelle pour Camilla, enfant de 8 ou 10 ans : « toute ma vie spirituelle a pris naissance et fondement en vous ». A l’âge de 33 ans, Camilla sent à l’intime d’elle-même la nécessité de raconter ce chemin : « il faut que je raconte et que j’explique l’esprit ouvert ce que je n’ai jamais explicité à personne : ma vie spirituelle, ses débuts, son déroulement jusqu’à maintenant… Jusqu’ici, je n’ai que balbutié… ».

La triple traversée de Camilla Ce « récit de vie » est une triple traversée. Celle de la 1° Renaissance italienne avec les tumultes de la Réforme qui bouleverse l’Eglise et voit surgir des courants spirituels forts, notamment dans la famille franciscaine. Camilla entend y prendre part active. Traversée de l’épreuve de la violence, des séparations et des deuils pour Camilla : « L’heure est venue où il faut que je crache tout ce que j’ai sur le cœur et que je vous montre ouvertement cette plaie cachée… ». Enfin, traversée de l’épreuve spirituelle du désir avec ses doutes, révoltes et questions. Tout cela fait de ce récit une « écriture spirituelle de la conversion » à rapprocher de la Vida de Thérèse d’Avila et des Manuscrits dits « autobiographiques » de Thérèse de Lisieux, pour ne citer que deux figures du Carmel. La « Lettre » s’achève par une prière de louange et de demande qui explicite le statut de cet écrit : « Je te rends d’infinies actions de grâces, mon très doux Seigneur, d’avoir permis que je te raconte ta vérité en toute véracité et simplicité. Et je te prie de m’accorder la grâce que ce récit soit cru avec simplicité à la louange de ta gloire… ». B. Forthomme résume à merveille la visée de cet écrit dans le sous-titre qu’il nous propose de ce paragraphe hors texte : « Dire la vérité de l’autre comme récit de soi ».

L’incontournable introduction de B. Forthomme
La 1° partie de la présentation de la « Lettre » suit le cours de la vie de Camilla sous le double vocable : « Histoire de soi et spiritualité » ; une vie inscrite et jouée « entre les Borgia et Luther », à la lumière de « la philosophie de François d’Assise ». « O quelle philosophie que de se connaître soi-même et de connaître Dieu pour autant que la nature humaine puisse le comprendre ! François, patriarche des pauvres, c’est là ta philosophie… ».
De la 2° partie, ne levons pas trop le voile ; relevons seulement l’articulation ternaire dans laquelle B. Forthomme nous présente les « traits majeurs de l’Histoire de mon bonheur malheureux ».
+ Commencement de l’aventure : « une parole décisive et une seule larme »
+ Les trois temps de l’avancée spirituelle (ils ne sont pas linéaires ; l’articulation joue à chaque moment de l’avancée) :
- « Perdre pied » : non pas dans une larme mais dans la haute mer de la connaissance paradoxale du Christ. Il n’est approché que de dos et le désir se tend à déchiffrer l’invisible : rabotage des représentations dans l’aridité quotidienne ; altération par ce Dieu qui vient à l’esprit, hors de toute possession ; travail de la négation…
- « Pâtir le mal » : comment donner à entendre quelque chose de l’expérience du « pur amour » sinon par la critique radicale des discours convenus et des réponses évidentes. Critique « poétique », créatrice d’un langage nouveau ; volonté de rester suspendue entre ciel et terre, « sans appui et pourtant appuyé » (Jean de la Croix) ; patiente traversée de la « supposition impossible » que l’on retrouve chez Thérèse de Lisieux : « Si par impossible, Dieu n’existait pas… ». « Désir d’enfer ou le mal pâtir », titre B. Forthomme : pour que s’ouvrent tous les possibles et la découverte espérée de cette « terra incognita » qu’est l’amour fou de Dieu pour l’humanité.
- « Prendre pied ou l’empiètement de Dieu » : « les pieds liés de Jésus, le Christ de Dieu, nous piègent dans l’amour » (B. Forthomme). Le lieu évangélique de cet empiètement est le Lavement des pieds dans lequel se figure le service de l’autorité. Nous avons ici une sorte de métaphysique de la chaussure ; les pieds entravés du Messager de la Bonne Nouvelle deviennent figuration du mouvement de tout disciple : « Approche-toi donc les pieds nus et tu recevras son enseignement » (Antoine de Padoue).
+ « Un art d’écrire » : B. Forthomme achève sa présentation de la « Lettre » de Camilla par l’analyse de son geste spirituel d’écriture. Il s’agit bien du tissage d’une vie, d’un travail de la mémoire de soi qui s’ouvre sur la vérité de l’autre : « ces pieds si doux et attrayants m’ont fait perdre le fil de mon récit… ; je vais poursuivre et terminer la toile ».

(Soeur Frédérique Oltra, Carmélite de saint Joseph)

 

© Copyright Carmélites de Saint Joseph - Contactez-nous