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Thérèse mon amour
Julia Kristeva

( Fayard, 2008, 749 p. )

Polymorphe dans son exubérance, et en ce sens baroque, le récit de Julia Kristeva est d’une longueur et d’une complexité qui peut décourager le lecteur. Pourtant il ne se lit pas sans plaisir. Relevant de l’autobiographie, il met en œuvre plusieurs genres littéraires (dont une pièce de théâtre en trois actes, Dialogues d’Outre-Tombe ).Peut-être la correspondance, comme l’indique la lettre à Diderot en post-scriptum, est-elle la forme prédominante. Ces insolites mélanges, où dicibilités et visibilités croisent l’écriture musicale, constituent non pas l’histoire, mais le roman de Thérèse, le roman des Demeures.

Trois vies ou plutôt trois livres de la vie se traversent et s’enlacent : celui de la narratrice Sylvia Leclerc, celui de Julia Kristeva dont la première est le double et la doublure, celui de la réformatrice du Carmel. Clinicienne exerçant en institution la fonction d’analyste, Sylvia Leclerc, séparée de son compagnon, partage avec Thérèse de se situer en dehors de la transmission biologique et d’en déplacer le désir dans l’écriture. Sans descendance donc, « êtres pour rien » comme dit Roland Barthes, ces femmes n’anticipent-elles pas le destin de chacun d’entre nous avec un décalage de trois ou quatre générations, sauf à écrire et à devenir ainsi immortel ?

Malgré certaines interprétations d’école, Julia Kristeva a suffisamment fréquenté Thérèse pour lui reconnaître l’initiative d’une révolution dans la pensée de Dieu. Au Dieu père sévère, humain trop humain, au Dieu juge, Thérèse substitue un Dieu de miséricorde. Le livre de la vie n’est-il pas intitulé le livre des miséricordes de Dieu ? Le Dieu de Thérèse est d’une impitoyable tendresse. Ce n’est pas de ses pénitences mais de la blessure d’amour de ce Dieu-là que Thérèse meurt de ne pas mourir.

Thérèse n’en finit pas de nous surprendre. L’amoureuse mystique emportée dans le ravissement de ses extases se lève en réformatrice téméraire du carmel féminin et masculin. Elle fonde, institue, constitue inlassablement des abris d’oraison et de dépossession. [Thérèse est une femme solidaire de toutes les femmes, mais elle est dure comme un homme et ne manque pas d’avoir à l’égard des hommes la plus grande méfiance. Les romans chevaleresques, lus dans l’enfance avec sa mère, lui ont permis de rêver un autre rapport entre l’homme et la femme, mais les femmes sont guettées par la soumission. Dieu seul peut suffire à Thérèse, un Dieu follement amoureux de chaque humain et de toute l’humanité]. Julia Kristeva montre bien que le combat spirituel de Thérèse est un combat de femmes pour les femmes, mais elle insiste sur la dureté de Thérèse qu’elle se plaît à masculiniser en l’assimilant à ce "fils-père" qu’est pour elle le Christ. Serait-il un Fils Père le condamné qui meurt au procès de la parole ? N’est-il pas tué pour avoir dit que le temple de Dieu, son corps, que lui-même donne ordre de détruire, serait rebâti en trois jours ? N’est-il pas tué pour avoir dit aux dominants que nous n’avons ni père, ni maître, mais un seul Père que nous pouvons appeler ainsi seulement et seulement si nous sommes rassemblés et liés ? Nous ne pouvons dire « notre Père », qu’en suppliant ensemble Dieu au nom de Jésus, en qui le lointain se fait proche, de pouvoir appeler Dieu par ce nom. Jésus nous transmet ce dit et se déclare frère de tous ceux qui écoutent sa parole. Le frère en union avec le père ne se confond pas avec le père. Si le Dieu de Thérèse vient à elle d’abord par le Christ « comme un homme » qu’elle accueille dans une sensualité toute féminine d’amante, d’épouse, de mère, c’est parce qu’elle se laisse saisir sans retenue par la parole que Jésus tient sur Dieu. Thérèse entretient donc avec le Christ une relation sororale et cette relation est fondamentale et fondatrice.

Le plus étonnant dans les écrits de Thérèse est de penser le temps en termes de temporalités, en élaborant de nouveaux rapports entre le temps et l’espace. Chez Kristeva, où Proust reste l’intertexte privilégié, ainsi que chez Thérèse, plus d’unité de temps ni de lieu, ni au théâtre ni ailleurs ! Les temps sont ceux de l’expérience analytique, les mêmes peut-être que ceux de l’expérience mystique. Les successions coïncident avec les simultanéités.

C’est sous le régime de la question que se déroule le livre de Kristeva et c’est peut-être ce qui le rend si attachant, mais comment ne pas être agacé par ses coquetteries « rive gauche », ses longueurs lassantes, le conformisme théorique de certains passages, ses déclarations prétentieuses d’athéisme ? N’hésitez pas cependant à suivre Kristeva dans son intrépide parcours des Demeures pour trouver chacune, chacun selon sa grâce, les chemins de votre visite. Lisez au moins la lettre à Diderot (35 pages) qui jette un défi aux positivisme, rationalisme, sensualisme et proclame que la question Dieu est incontournable, qu’on est condamné à la penser sous peine de ne pas penser. Vous y rencontrerez l’autre religieuse, Thérèse, celle de Kristeva, la nôtre aussi, bien différente de la victime des crimes liberticides commis par la folie religieuse. Thérèse « l’infinitésimale » traverse et transforme en passions et en actions joyeuses les misères subies par la religieuse de Diderot et ouvre à la modernité des voies de sens.

Si Julia Kristeva se laisse bouleverser dans ses certitudes par Thérèse, l’orante, dont le cœur s’ouvre à l’Immense dans l’infinité des liens, elle ne donne pas à la poétique de la fraternité la dimension qui lui revient dans les écrits et les pratiques de Thérèse. C’est pourtant la grande invention du christianisme : Jésus est notre frère et il institue comme signe du Vivant la fraternité pour le service des autres et la louange d’un Dieu dont on ne devrait rien dire sans en demander aussitôt le pardon, mais dont il n’est pas possible de ne pas parler.

C’est ensemble que dans l’espace de Thérèse, des femmes, des hommes, font deux fois par jour oraison, ensemble, trois-quarts d’heure, comme dans une séance d’analyse, dans le silence où s’écoute l’Ecriture qui est Parole. Et ils le font ensemble parce que le dernier mot des Demeures est un appel à l’humilité. Être-avec, sœurs, frères, dans les modestes gestes du quotidien, c’est renoncer à son moi, à ses moi, pour qu’advienne "je", dans le Je énigmatique du Christ présent dans les petits, les manquants, les désirants, en un mot pour devenir sujet, Je-autre. Thérèse est joueuse et son Dieu est lui-même comédien comme le pense Stanislas Breton. Il n’a jamais fini ce Dieu là, dans sa discrétion, de se manifester en mille visages, tout être et "toute science transcendant".

( Marie-Odile Sticker-Metral )

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