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Terremer
Ursula K. Le Guin

( Robert Laffont, coll. "Ailleurs & Demain", 2007, 541 p. )

Une fois n’est pas coutume, ce long coup de cœur voudrait vous inviter à plonger dans la "fantasy", avec un cycle assez original : celui de Terremer.

Dans la masse des titres et des cycles dits de "fantasy", Terremer s’est acquis une réputation à part. Ursula K. Le Guin, auteur de science fiction, a publié en 1968 la première des histoires de Terremer : Le Sorcier de Terremer, suivi en 1970 puis 1972 de deux autres histoires : Les Tombeaux d’Atuan et L’Ultime rivage. L’ensemble a été rassemblé en un seul volume chez Robert Laffont sous le titre de Terremer. Le cycle de Terremer ne fait donc pas partie de ces récentes productions qui inondent les rayons de fantasy dans les librairies. En 1990, Ursula Le Guin a donné une suite à Terremer avec Tehanu (1990) puis Les Contes de Terremer (2001) et Le Vent d’ailleurs (2001).

Peu connu en France, Terremer est en revanche un "classique" du genre dans le monde anglo-saxon, au même titre que les ouvrages de Tolkien. C’est sans doute cette réputation qui a conduit Goro Miyazaki, le fils du célèbre réalisateur japonais, à en faire une adaptation en dessin animé en 2006, le film mélangeant des éléments de plusieurs des 3 histoires du premier volume pour bâtir le scénario.

Terremer ne se présente pas vraiment comme les cycles dont on peut avoir l’habitude, avec une histoire linéaire. L’ensemble du cycle propose, au contraire, des histoires séparées dans le temps. Les trois premières – ainsi que Tehanu et Le Vent d’ailleurs – suivent le fil de l’histoire de Ged, mais prise à des moments différents et laissant donc des "trous" dans la linéarité. Les Contes de Terremer, eux, rassemblent plutôt des petites histoires venant préciser des moments, des éléments de l’histoire de ce monde crée par Ursula Le Guin.

Comme dans tout roman de fantasy, nous sommes effectivement ici en présence d’un "monde crée" par l’auteur, avec son histoire, ses langues, ses lois, sa géographie, son économie, sa politique : un chapelet d’îles formant un monde en soi. Les quatre éléments sont donc très présents dans l’atmosphère d’ensemble du livre : eau (mer), terre (îles), air (vent) et feu (dragons). A part la présence des dragons et de quelques animaux inconnus, on ne retrouve guère dans le livre les créatures classiques de la fantasy comme les elfes, les nains, les orques, les trolls. La fantaisie, la féérie viennent d’ailleurs : elles tiennent plus au langage poétique de l’auteur, à son appel aux différents éléments pour emmener le lecteur dans son monde.

A Terremer donc, la vie s’organise autour d’îles dont chacune a sa spécificité et son histoire. On y retrouve l’un des éléments typiques de la fantasy : la magie, avec la présence de sorcières, d’enchanteurs et de mages, chacun répondant à des catégories et des fonctions différentes. Cependant, la magie n’est pas d’abord un don enchanteur permettant de se sortir de situations compromises. Elle remplit plutôt la fonction d’une science : elle s’enseigne, elle se pratique comme une technique servant aux relations humaines, économiques (ventier, raccomodeur, guérisseur). Le mage instruit est employé ensuite localement pour telle ou telle tâche de la vie ordinaire et sociale : il a sa place dans les activités de l’archipel. L’art de la magie se définit comme un art du langage et c’est sans doute l’une des particularités du monde crée par Ursula Le Guin : la force du langage. A Terremer, toute chose possède un nom ordinaire du langage courant mais aussi un "vrai nom" dans le langage de la création. La magie se présente alors comme une maîtrise de ce langage de la création et une connaissance des choses et des êtres dans leur "vrai nom". Elle n’est pas ordonnée à la seule connaissance, mais au maintien de l’équilibre du monde – et l’on reconnaît dans ce souci de l'équilibe l’attrait qu’a Ursula Le Guin pour le taoïsme.

C’est donc avec l’histoire d’un mage que commence le cycle : celle d’Epervier – ou Ged selon son vrai nom -, jeune chevrier un peu farouche de l’île de Gont. Envoyé sur l’île de Roke pour y être instruit dans l’art de la magie, le jeune homme s’y montre brillant mais se frotte aussi aux relations sociales de l’archipel et entre en conflit avec un autre étudiant de l’île. Par jalousie ou par désir de dominer et de montrer sa valeur, il invoque un jour un sort trop dangereux (un appel aux morts), dans une querelle d’adolescents grisés par leur pouvoir. Et le voici qui libère malencontreusement son "ombre", une face obscure de lui-même venue à l’existence et qui cherche à le dévorer. Ged, diminué et désormais balafré, devra quitter l’île et parcourir l’archipel pour fuir son ombre. Mais plus il la fuit, plus elle prend consistance et le retrouve, jusqu’au jour ou la proie devient chasseur : Ged se mettra alors à chasser son ombre, à l’affronter, mais il ne peut la dominer qu’en connaissant son vrai nom. Il le découvrira, étonnant, à la fin de l’histoire, aux confins du monde. Cette première histoire est chargée d’éléments symboliques : comment faire face à l’obscur en nous, comment prend-il consistance ? L’itinéraire de Ged, au gré des vents, de l’eau, du feu et de la terre, nous emmène dans ce voyage avec nos ombres. Et il n’est pas neutre que, dans ce voyage, la capacité de nommer son ombre soit déterminante.

La seconde histoire nous emmène sur une autre île dont les lois sont quelque peu différentes de l’ensemble de Terremer, sur les terres kargades, à Atuan. Elle nous conte l’histoire de Tenar, emmenée enfant aux Tombeaux d’Atuan, comme réincarnation de la grande prêtresse de ces tombeaux. Tenar, "la dévorée", y évolue dans les Ténèbres qui constituent son royaume et son culte, son pouvoir et son rôle. Elle y sert les "Innommables", des puissances obscures qui forment comme un condensé des peurs qui traversent l’humanité. L’atmosphère y est lourde et sombre, au milieu des querelles incessantes entre femmes isolées dans ce "harem" cultuel et obscur. La route de Tenar croise celle de Ged, d’abord dans la haine puis dans une lente remontée vers la lumière et la liberté. L’histoire nous met aux prises avec la force des Ténèbres en nous – et s’il y a lutte entre ténèbres et lumière, nulle part cependant l’histoire ne nie la consistance de cette part ténébreuse, sa présence inévitable comme une part du monde. C’est un itinéraire de libération qui est ainsi conté, comme une nouvelle naissance, non sans peurs et décisions douloureuses.

La troisième histoire, enfin, est plus difficile à suivre. Nous y retrouvons Ged, devenu Archimage, accompagné d’un jeune prince, Aren, parcourant l’archipel à la recherche de ce qui trouble dangereusement son équilibre. Il leur faudra aller jusque dans les "contrées arides", celles de la mort, celles dont nul ne revient, pour y retrouver l’auteur du trouble : un mage obsédé par son désir d’immortalité et sa peur de mourir (ou sa peur de vivre ?). Cette dernière histoire nous entraîne encore dans un voyage où le sens de la vie et celui de la mort sont au cœur d’une intrigue souvent elliptique. Pourrait-il en être autrement sur cette frontière entre vie et mort ?

On retrouve dans le cycle de Terremer un thème familier aux romans de fantasy : celui du rapport à la mort – et donc à la vie. Il est doublé de celui de l’obscur en nous, de ses traversées parfois nécessaires, de la manière de se tenir avec lui dans la vie, ce que Tolkien appelait le "Royaume Périlleux" ou les "marches ténébreuses" et qu’il plaçait au cœur du projet de la fantasy ou des contes de fées. Si les oppositions classiques ténèbres-lumière, mort-vie, captivité-liberté, puissance-humilité fonctionnent à plein régime dans l’intrigue, elles ne sauraient pourtant être réduites à un manichéisme dont souffrent parfois ces romans. L’arrière-monde d’Ursula Le Guin est plutôt celui de l’Orient et les couples d’opposés prennent leur place dans ce monde sur le mode du yin et du yang. Personnages, histoires et monde y acquièrent ainsi de l’épaisseur et de la complexité, dans un langage souvent poétique. La place du langage, surtout, est à souligner : dans ces itinéraires aux prises avec la mort, la captivité, le déséquilibre, c’est le langage qui reste la clé : savoir nommer les choses de leur "vrai nom" mais aussi savoir ordonner ce langage à sa source, un acte créateur de vie. La "magie" dans le livre n’est finalement pas autre chose.

Des quatre livres formant le cycle, c’est sans doute le premier qui est le plus abouti. Le voyage dans ce "monde crée", que l’art du conteur nous fait sentir comme "vrai", vaut le déplacement. S’il est question de magie, de voyage, de quête et donc de lutte à mener, on n’y retrouve pourtant pas les lieux communs du genre avec leurs chevaliers, leurs rois, leurs combats épiques, leurs cataclysmes. Le charme et la magie du livre se situent ailleurs, avec des personnages à la fois communs et à part, petites gens vivant sur ces îles, mages ordinaires, sorcières de villages. C’est surtout dans l’art du conteur (un art du langage, lui aussi !) qu’on les trouve, de ceux que Tolkien appelait des "sous-créateurs" capables de nous faire deviner "le pouvoir des mots et la merveille des choses, telles que la pierre, le bois et le fer, l’arbre et l’herbe, la maison et le feu, le pain et le vin", capables aussi de créer un monde où un "soleil vert sera digne de foi".

Comme tout conte et toute féérie, sa force imaginative nous permet d’entendre à neuf, et comme par ailleurs, la "vérité" à chercher et à faire sur nos chemins humains.

( Sr Adeline Marc )

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