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Le Caravage, "Appel de saint Mathieu" - Détail.

Cheminer en carême avec le "Messie discret" dans l’évangile de Matthieu. (Etape 6)

Par Sr Adeline Marc, Carmélite de St Joseph.

La force d’effacement de l’élu

(J’emprunte l’expression à Christoph Theobald, dans son cours sur « la confession trinitaire de l’Eglise », notes personnelles, 1999-2000, Centre Sèvres.) Comme le Serviteur discret, Jésus semble témoigner d’une certaine force d’effacement, se révélant comme celle de l’élu. De fait, Jésus ne répond pas directement aux questions qui sont posées quant à son identité messianique. A travers le texte de Matthieu 11-12, cela pose la question : qui est le révélateur ?

Matthieu 11,2-6

« Jean, dans sa prison avait entendu parler des œuvres du Christ. Il envoya demander par ses disciples : « Es-tu Celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » Jésus leur répondit : « Allez rapporter à Jean ce vous entendez et voyez : les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres ; et heureux celui qui ne tombera pas à cause de moi. »

Qui est le révélateur de l’élu ?

Le Serviteur du livre d’Isaïe apparaît donc dans une certaine retenue par rapport à son identité. Sa mission se présente moins comme la révélation de son identité que comme celle de l’annonce du jugement aux nations – une annonce discrète – et comme agir de miséricorde envers les faibles. C’est à Dieu qu’il revient de dire l’identité du Serviteur, en prenant d’entrée de jeu la parole pour le désigner. La discrétion du Serviteur, orientée sur sa mission propre, laisse la parole à Dieu pour dire ce qu’il en est de lui. C’est pourquoi il est possible de parler de discrétion du Messie, à partir de la manière dont Matthieu fait référence à Isaïe : dans un questionnement des acteurs sur l’identité messianique de Jésus. La même force d’effacement est mise en œuvre à propos de Jésus. Il s’efface devant le présent du salut, dans la réponse qu’il donne à Jean-Baptiste. Ce sont les œuvres et le comportement de Jésus qui révèlent son identité. Mais nous avons vu que celles-ci demeuraient susceptibles de lectures différentes. En réalité, Jésus ne renvoie pas d’abord à ses œuvres, mais invite plutôt à entendre et voir en elles le surgissement du Royaume. Jésus est orienté non sur lui-même mais sur le Royaume en train d’advenir. Matthieu nous invite à reconnaître cette réalité, par la mise en relation de son Evangile et de l’Ecriture. C’est le Royaume venant avec Jésus, à travers son comportement (11,19) et son agir (11,5.21-24), qui invite à reconnaître en lui « Celui qui doit venir », vis-à-vis duquel il y a à se décider. Mais, au chapitre 12 de Matthieu, ce surgissement du Royaume est, à son tour, mis en relation avec la présence d’un plus grand : « plus grand que le Temple » (12,6), « plus que Jonas » (12,41), « plus que Salomon » (12,42). D’un côté, en effet, Jésus oriente le regard de ses interlocuteurs vers le surgissement du Royaume, comme un temps nouveau qu’il faut discerner. De l’autre, il oriente le regard vers la présence d’une réalité plus grande, venant aussi avec lui, déterminant une relation nouvelle à la Loi et à ce qui marque l’identité d’Israël. Cette réalité nouvelle peut être comprise comme la présence de Dieu lui-même, le Temple étant associé à la présence de Dieu au milieu de son peuple. La présence de Dieu se donne donc à reconnaître en et par Jésus, qui la désigne par le « plus grand » venant avec lui.

Comment reconnaître « Celui qui doit venir » ?

Jésus semble donc s’effacer devant le surgissement du Royaume et la présence de Dieu venant pourtant avec lui. Mais il faut aussi aller plus loin. La réponse à Jean-Baptiste dit en effet autre chose encore. Pour répondre à une question portant sur sa personne et son identité, Jésus, non seulement renvoie au présent du salut, mais encore renvoie à des personnes dont la situation se trouve transformée. Autrement dit, c’est en ceux qu’il a croisés et guéris que Jésus peut être reconnu comme « Celui qui doit venir ». A la discrétion que Jésus manifeste sur lui-même correspond une mise en perspective, une « figuration » de la présence de Dieu et du Royaume, venant avec lui, à travers ceux qu’il rencontre (Christoph Theobald parle, en ce sens à propos de Jésus, d’un « pouvoir de figurer Dieu dans les autres » ; cours sur « la confession trinitaire de l’Eglise », notes personnelles, 1999-2000, Centre Sèvres). Le surgissement du Royaume et la présence de Dieu en Jésus prennent « figure » à travers ceux que Jésus guérit. Cela renvoie alors à ce qui fait l’un des accents de la citation d’Isaïe : l’attention portée au comportement du Serviteur et à sa relation avec ceux qui sont faibles. L’identité du Serviteur apparaît à travers cette relation aux petits et aux faibles : elle prend figure dans l’agir miséricordieux du Serviteur et dans sa discrétion. On peut dire cependant que la figuration qui a lieu en Jésus dépasse celle du Serviteur en ce que l’agir miséricordieux devient agir de salut, transformation radicale de ceux que Jésus croise : « Des aveugles voient de nouveau, des boiteux marchent, des lépreux sont purifiés, des sourds-muets entendent, des morts se relèvent et la Bonne Nouvelle est annoncée à des pauvres. » (11,5). A l’autre bout de notre passage, en 12,28, cette figuration renvoie à son auteur, l’élu sur qui repose l’Esprit de Dieu. Cette figuration de la présence de Dieu et du Royaume, venant avec Jésus à travers ceux qu’il croise, demeure pourtant discrète et demande à être lue. Elle ne s’impose pas et appelle un discernement.

« Nul ne connaît le Père sinon le Fils »

Si l’élu s’efface en effet devant ceux en qui il figure la présence de Dieu, il s’efface également devant la parole de Dieu qui le désigne. Dans la citation d’Isaïe, la première discrétion du Serviteur qui apparaît est bien celle-là : le Serviteur se tait devant la parole de Dieu qui le décrit comme élu, bien-aimé, sur qui repose l’Esprit. La citation donne la parole à Dieu en ce qui concerne l’identité du Serviteur. En 11,25-27 le Fils s’efface pareillement devant le Père qui le révèle. La loi de la reconnaissance réciproque dit que c’est au Père qu’il revient de révéler le Fils – et non au Fils lui-même – et au Fils qu’il revient de révéler le Père. Dans le temps où le Fils révèle le Père, une parole de révélation du Père sur son Fils peut se faire entendre. La discrétion du Messie en Jésus est ordonnée à ce double mouvement. Jésus révèle, à travers son agir, le visage de Dieu comme Père. Il le figure en ceux qu’il croise et guérit. Cela témoigne aussi de sa posture unique de Fils, puisque « nul ne connaît le Père sinon le Fils » (11,27). Cette posture unique du Fils n’est pourtant pas exclusive puisqu’elle ouvre une communauté de frères appelés à entrer dans le même mouvement que Jésus vis-à-vis du Père. Dans les disciples que Jésus reconnaît comme des frères parce qu’ils sont habités du même dynamisme que le sien, « faire la volonté du Père », l’identité du Fils apparaît comme se diffusant à d’autres (12,46-50).

« Nul ne connaît le Fils sinon le Père »

Jésus se présente donc en Matthieu 11-12 dans une certaine discrétion vis-à-vis de son identité, une discrétion que nous avons reconnue comme celle du Serviteur, dans la retenue dont elle témoigne vis-à-vis des prétentions de l’élu. Positivement, la discrétion du Messie en Jésus se manifeste par le fait que Jésus est lui-même entièrement tourné vers la révélation du Père et du Royaume, qu’il figure dans ceux qu’il croise et qu’il guérit. Ce faisant, c’est au Père et à ceux qu’il croise qu’il laisse la parole pour dire son identité de Messie. Les petits sont ouverts à la révélation du Père qui désigne en Jésus son Fils unique, dans une élection cependant potentiellement ouverte à tous, au-delà des frontières identitaires d’Israël. De la même manière, le lecteur est invité à s’ouvrir à la voix de Dieu désignant en celui qui se montre discret et miséricordieux le Serviteur qu’il a élu et sur qui repose son Esprit. La discrétion du Messie en Jésus s’apparente donc à ce que nous avons désigné comme la force d’effacement de l’élu. Celle-ci en effet n’est pas un simple constat mais bien une attitude de Jésus, voulue par lui, comme le laissent entendre la réponse à Jean-Baptiste et le signe de Jonas. Elle apparaît alors comme un signe distinctif de l’identité messianique de Jésus, comme discrétion de l’élu.

La révélation, « histoire du voilement de Dieu »

(cf. J. Moingt : L’Homme qui venait de Dieu, Cogitatio Fidei n° 176, Cerf, Paris, 1994, p. 596). L’agir miséricordieux du Serviteur est devenu agir de salut du Fils : il manifeste et révèle la présence du Père avec lui. La discrétion ouvre alors à la parole du Père en invitant chacun à tendre l’oreille, sur le chemin du discernement. La discrétion du Messie en Jésus est donc bien une modalité de la révélation et non, seulement, un refus de cette révélation. On pourrait reprendre ici l’expression de J. Moingt parlant de la révélation comme histoire du voilement de Dieu, où Dieu se dépouille peu à peu des prestiges attribués aux divinités en se manifestant dans l’histoire et en y interpellant la liberté humaine, son incertitude. La discrétion du Messie en Jésus dit bien un certain voilement de la révélation et de l’identité de Jésus comme Christ, suscitant l’accueil des petits ou le rejet violent des « sages et intelligents ». Elle n’est pas une pierre d’attente, préparant l’effet ultime de la révélation à la Croix comme le secret messianique chez Marc, mais bien une modalité de la révélation qui dit en même temps l’identité de Jésus comme Christ, identité surprenante qui vient au jour dans la relation que Jésus noue avec ceux qu’il croise. Elle est en même temps accomplissement de la promesse et du projet de Dieu lui-même, ce que Matthieu indique en citant Isaïe.

Isaïe 42,1-4

Voici mon Serviteur que j’ai choisi,
mon Bien-aimé qui a toute ma faveur.
Je placerai sur lui mon Esprit et il annoncera le droit aux nations.
Il ne fera point de querelles ni de cris
et nul n’entendra sa voix sur les places.
Le roseau froissé, il ne le brisera pas,
et la mèche fumante, il ne l’éteindra pas,
jusqu’à ce qu’il ait mené le Droit au triomphe :
en son nom les nations mettront leur espérance.

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