Des fois, nous oublions que les lunettes ne se fabriquent pas toutes seules, que tout est décidé pour elles, par d’autres : la forme, la couleur, la matière, etc. Il faut toujours qu’elles correspondent et se plient parfaitement au désir de ceux qui les fabriquent comme de ceux qui les portent. Est-ce que ça peut être autrement ? pouvons-nous affranchir nos lunettes ?

Affranchir ses lunettes peut entraîner des conséquences fâcheuses ! Tout un univers pourrait s’écrouler autour de nous ; nous pouvons nous retrouver nus face à d’autres regards et à leurs lunettes. « Et alors ? disent mes lunettes. Tant que vous pouvez voir, à quoi bon vous occupez du regard des autres. D’ailleurs, ils n’ont pas tous le même ; occupez-vous de moi, de ce que vous voulez que je vous montre au lieu de vous occuper de ce que vous voulez donner à voir. Ainsi, même rayées, je vous promets beaucoup de découvertes, et surtout, beaucoup de liberté. Déformées, moches, épaisses, lourdes et effrontées, ou, au contraire, de bonne composition, belles, fines et légères, qu’importe, ce que je vous montrerai ne dépendra pas nécessairement de tous ces détails mais de vos yeux, de ce qu’ils sont prêts à voir et de ce qu’ils ajouteraient à ce qu’ils voient. Et, même lorsqu’ils ne verraient presque rien, les couleurs et les formes qu’ils projetteraient sur ce qui est là, devant eux, transfigureraient à la fois cette réalité, votre manière de l’habiter et mes verres, qui sont fatigués de se mettre entre vos yeux et le monde. Ne vous souciez donc plus de ce que les autres voient ; quant à ce que vous voyez, nous ne pourrons jamais vous faire découvrir que ce que vous êtes prêts à voir, avec ou sans nous. Vous vous demandiez si vous pouviez nous affranchir, il nous semble que ce que vous auriez à affranchir c’est plutôt votre regard, le reste suivra. »