Actes des Apôtres 27-28

La fin du Récit de Luc : Actes des Apôtres 27-28

  1. Marguerat propose une interprétation (La première histoire du Christianisme, p. 219) : L’identité juive dans l’œuvre de Luc comporte deux faces opposées, l’une affectant l’autre, l’une s’articulant à l’autre, en sorte que se compose avec le christianisme une relation où se mêlent continuité et discontinuité.
  2. Un modèle prophétique de rupture : Paul et la Synagogue
    • Nous pouvons nous appuyer sur le récit d’Antiochede Pisidie en Actes 13,13-52:
  • Premier temps: Prédication de Paul, à la Synagogue, avec relecture de l’histoire du salut à partir de David (v. 16-36) ; appel à accueillir la justification que ne peut donner la Loi de Moïse (v. 37-41) ; accueil favorable (v. 42-43).
  • Deuxième temps : Rassemblement massif des Antiochiens pour écouter la parole du Seigneur (v. 44) ; revirement des juifs, contradiction et blasphèmes contre Paul (v. 45) ; avertissement de Paul qui, face au refus de la parole, annonce se tourner vers les païens, en s’appuyant sur la prophétie d’Isaïe 49,6 (v. 46-47) ; enthousiasme des païens et adhésion à la foi en Christ (v. 48-49) ; expulsion de Paul et Barnabé fomentée par les notables juifs (v. 50-51).
    • Le récit de cette rupture établit un lien de causalité entre le refus juif et l’extension de l’annonce aux païens.
    • Quelles sont les causes de la rupture?  Ce n’est pas l’interprétation christologique du Psaume 2 qui provoque la crise (13,33) mais bien la foule nombreuse qui vient écouter la Parole annoncée par les missionnaires et donc leur succès (13,44-45). Cette assemblée nombreuse est composée de juifs, de prosélytes et de païens : cette mixité de l’auditoire est significative. Le terme employé par Luc, pour traduire la fureur des juifs est « Dzélos » qui dans la LXX peut se traduire par « zèle pour Dieu » ou négativement par « jalousie »… : il est intéressant de garder ici les deux traductions possibles, car elles caractérisent sans doute justement la division, le schisme qui trouble les juifs entre eux et au cœur de chacun. Le conflit éclate sur la diffusion de la Parole en direction des « autres », les non-juifs : c’est cela qui scandalise les juifs et provoque leur intolérance !
    • Comment Paul interprète-t-il le refus des juifs d’Antioche?  Il signale et atteste la priorité d’Israël mais maintient l’extension aux païens (v. 46). Le refus de la Parole est considéré comme un auto-jugement (v. 46) : le peuple de l’élection se coupe de la grâce qu’il pensait posséder de droit !  Enfin, la citation d’Isaïe invite à relire l’annonce de l’offre universelle du salut dans l’Ecriture (v. 47).
    • Comme la rupture s’opère-t-elle?  Par un rite – secouer la poussière de ses pieds – (v. 51) qui ne peut pas être entendu comme malédiction mais plutôt comme signifiant que l’apôtre ne porte pas la responsabilité du refus qui est imputé aux juifs. La lecture en parallèle de Ac 18,6 – Que votre sang vous retombe sur la tête ! J’en suis pur, et, désormais, c’est aux païens que j’irai – comme celle des prescriptions faites par Jésus aux Douze (Lc 9,5) et aux soixante-douze (Lc 10,11), permet de repérer dans ce rite le geste ultime du témoin qui appelle encore malgré le refus. Nous voyons ainsi le même scénario se reproduire à Iconium (Ac 14) et à Corinthe (Ac 18), non que Paul revienne sur ces départs rituels, mais parce que l’auteur des Actes laisse entrevoir ici sa conception du Peuple de Dieu : les païens ne remplacent pas Israël ; ils se joignent au peuple de l’élection et l’agrandissent aux dimensions du monde. Ce retour obstiné de Paul pour prêcher à la synagogue se poursuivra jusqu’à la fin des Actes 28,17-28.
      • Une rupture symbolique: trois raisons pour appuyer la valeur de cette rupture.
        1. En raison de l’orientation vers les païens, deux fois répétée (Ac 18,6 ; 28,28) et structurante de la mission de Paul.
        2. Le scénario en deux temps semble un procédé lucanien qui souligne le caractère définitif de la décision juive (voir en Ac 6,1-8).
        3. Luc a déposé dans l’Evangile un modèle d’interprétation du scénario en deux temps avec le grand récit inaugural de la prédication de Jésus à Nazareth et Capharnaüm : Lc 4,16-44. Odile Flichy en donne l’interprétation pour toute l’œuvre de Luc (L’œuvre de Luc, Cahiers Evangile n° 114).
  1. Où se produit la déchirure ? Où tourne l’histoire ?

A quel moment du récit des Actes se produit le basculement des rapports entre le judaïsme et le christianisme et comment ?

  • La première cassure avec Etienne en Ac 6,8 – 8,10: la contestation d’Etienne porte sur l’enfermement de Dieu en Israël.
  • La seconde cassure avec la rencontre de Pierre et de Corneille en Ac 10,1 – 11,18: pour la première fois un non-juif entre dans l’Alliance par une intervention puissante de Dieu qui s’impose à ses envoyés. La révélation faite à Pierre (Ac 10,34) n’abolit pas l’élection d’Israël et son statut mais indique que la sainteté n’est plus exclusive, qu’elle s’élargit aux dimensions de l’univers croyant. En quoi consiste ce retournement qui paraît incroyable à Pierre : A moi, Dieu vient de me montrer qu’il ne fallait déclarer aucun homme immonde ou impur (Ac 10,28). C’est la subversion du concept de pureté, que Luc n’appuie sur aucune citation scripturaire. En fait, il s’agit d’un recentrage de l’histoire du salut sur l’avènement de Jésus (voir déjà en Ac 4,12 – Discours de Pierre – puis, ensuite, en 13,47 – Discours de Paul à Antioche -).
    • Le récit des Actes évolue comme celui de l’Evangile de Luc : le destin des témoins est aligné sur celui du Maître. L’opposition grandissante à Jésus comme « parole de grâce » est doublée par le rejet grandissant des missionnaires de la Parole, relaté dans les Actes. Le cœur du conflit est bien cet élargissement de la vocation d’Israël à la sainteté envers tout homme, toute femme croyants.
    • Pourtant, en lisant les derniers chapitres des Actes, on constate, qu’à la différence du récit de la Passion de Jésus, Luc a pris soin de pratiquer des failles dans le mur d’hostilité. Le front des juifs n’est pas uni contre les témoins des Actes comme il l’était contre le Christ: il se lézarde !  En finale, le débat ne se clôt pas sur une forteresse fermée.
  1. La symbolique de l’ouvert et du fermé

Nous allons maintenant envisager ces « failles » qui distinguent les Actes de l’Evangile de Luc. Comment Luc présente-t-il le judaïsme à la fin des Actes : les chapitres 21 – 28 sont à parcourir.

  • Première faille: Luc prépare la fin de son récit par quatre apologies de Paul qui scandent cette dernière partie – devant le peuple de Jérusalem en Ac 22 ; devant le sanhédrin en Ac 23 ; devant le gouverneur Félix en Ac 24 ; devant Agrippa en Ac 26 -. En chacun de ces discours, à contre-courant de ceux qui le répudient, Paul affirme et réclame son appartenance au peuple d’Israël et à la tradition des pères. Or, sa protestation trouve des échos, chez les pharisiens (Ac23,6.9). La foi en la résurrection des morts professée par Paul est-elle du même ordre que celle des pharisiens ?  Ce n’est pas l’espérance liée à la piété que Paul confesse mais l’irruption dans l’histoire d’une nouveauté radicale et qui vient de Dieu même. Pourtant, c’est une façon pour Luc de souligner que la foi chrétienne de Paul représente ce que le judaïsme peut offrir de meilleur s’il va à son accomplissement.
  • Deuxième faille : la finale des Actes 28,17-31 témoigne de la position de Luc à l’égard d’Israël. Le récit laisse entrevoir des signes de fermeture et des signes d’ouverture.
    • L’auteur des Actes s’efforce de faire percevoir que la foi chrétienne se situe à l’intersection de la continuité et de la rupture avec Israël. Il ne cherche pas à rendre son lecteur nostalgique d’une époque de fusion harmonieuse avec la Synagogue mais plutôt à demeurer dans cette tension non résolue. Cette tension est inhérente à l’identité chrétienne et à son émergence dans une rupture originaire.
    • En suivant la course des témoins de la Parole de Jérusalem à Rome, le lecteur des Actes n’est pas invité à renier son origine mais à en faire mémoire pour se tenir au plus juste de son identité chrétienne.
    • Les Actes ne s’achèvent pas sur une rupture tragique mais sur un travail de l’intégration des païens dans l’unique Alliance, dont la nouveauté se manifeste en Christ.
    • La vision de l’Eglise qui habite l’œuvre à Théophile est celle d’unpeuple où coexistent juifs et païens, un peuple appelé d’une élection sainte et voué à l’universalité: une communauté qui tienne ensemble la royauté de Dieu et la seigneurie de Jésus-Christ (Ac 28,23.31) et où tous, juifs et grecs entendent la parole du Seigneur (19,10 ; 28,30).

Nous abordons maintenant les dernières pages du Récit des Actes 28,16-31 qui ont suscité l’étonnement au long des siècles. Mais nous les envisageons dans le contexte plus large d’Actes27 – 28.

  • Ces deux derniers chapitres s’organisent en deux parties:

Le tableau d’Ac27,1 – 28,10 est consacré aux païens

La scène de Ac 28,17-31 est consacrée au rapport avec le judaïsme

La conclusion narrative, Ac 27,44 : Ce fut ainsi que tous atteignirent la terre sains et saufs – doit être lue dans la perspective du salut de toutes les nations symbolisé par le sauvetage des voyageurs. Cette perspective universaliste du salut était déjà préfigurée par le repas quasi eucharistique présidé par Paul sur le bateau, en Ac 27,33-37.

  • C’est une opération de salut dans laquelle Paul tient le rôle central : il est bénéficiaire d’une visitation divine (27,23-25) qui l’institue comme médiateur de salut pour ses compagnons de voyage. Pour ces païens, le sauvetage merveilleux d’Ac 27 manifeste l’intervention du Dieu maître de la puissance redoutable des eaux en faveur de son témoin et atteste l’innocence de Paul par rapport aux crimes dont les juifs l’accusent.
  • La faveur divine sur Paul: l’épisode de Malte (28,1-10) et la fin du voyage (28,11-16) le démontrent :
    1. Immunité de Paul face à la morsure de vipère (28,3-6)
    2. Il est regardé comme un dieu (v. 6)
    3. Guérison de tous les autres (28,7-10)
  • En Ac 28,17-31, nous assistons à un procès inversé:
    • 1° entrevue avec les juifs de Rome ( 17-22) : les envoyés s’instituent en tribunal devant lequel Paul plaide son innocence. Son innocence semble ratifiée.
    • 2° entrevue (28,23-28) : Paul conserve l’initiative mais l’enjeu a changé. Le débat ne porte plus son innocence mais se déplace sur la responsabilité des juifs face à l’Evangile ( 23).
    • Le jugement se fait jour ( 24-27) : dans la division des juifs, d’une part (v. 24-25) et d’autre part, dans l’attestation de la parole de jugement en Isaïe 6,9s (v. 25b-27) – durcissement du cœur ; fermeture des oreilles et des yeux.
    • Paul, prédicateur et témoin (28,30-31) : telle est la finale de son récit que Luc veut insuffler dans la mémoire de son lecteur.
  • L’ultime dispute théologique (Ac 28,17-28)

Le récit, dans sa finale, ne porte pas sur l’évangélisation de Rome mais sur la communauté juive divisée face à l’annonce de l’Evangile. Dans ce débat terminal, des glissements s’opèrent :

  • Premier glissement: on passe de la contestation de Paul ( 19a) à celle de l’Eglise (v. 22b).
  • Second glissement: Paul transporte le débat de « cette secte » ( 22) à la proclamation du Royaume (v. 23).
  • Troisième glissement: Paul passe de la proclamation du Royaume ( 23) à l’histoire du salut (v. 25-27).
  • Quatrième glissement: les juifs sont invités à passer d’une connaissance – sur l’Eglise contestée – ( 22b) à une re-connaissance – la destination du salut aux païens – (v. 28a).
  • Cinquième glissement: Paul passe d’une solidarité avec Israël ( 17) à une prise de distanceL’Esprit-Saint a bien parlé à vos pères par le prophète Isaïe disant… – (v. 25b-26a).

Bilan : au terme de ces glissements, se joue la réorientation du salut, à travers la destinée de Paul et l’accueil de son message.

  • La seconde entrevue (28,23-28) : met en place une proclamation christologique dans le témoignage sur le Royaume et argumente à partir de l’Ecriture (Moïse et les prophètes). L’échec de la prédication paulinienne, interprété dans la ligne des refus dénoncés par Is 6,9s, débouche sur le maintien évangélique de l’ouverture du salut aux païens : C’est aux païens qu’a été envoyé le salut de Dieu ; eux aussi, ils écouteront ( 28).
  • Lecture théologique de la rencontre de Paul avec les juifs de Rome :
    • Un constat d’ouverture: malgré le jugement sans appel d’Isaïe 6, rien ne peut permettre de conclure sur une fermeture d’Israël. Seule la division des juifs est mise en relief : avec le terme étonnant de « a-synphonoi » = « a-symphonie ». Cette séparation des juifs en deux groupes signale la division, l’unité déchirée, produite par l’appel à la reconnaissance de la royauté de Jésus. De ce fait, le large et universel accueil réservé au témoignage de Paul (28,30) est une invitation à inclure ceux des juifs, à titre individuel, qui ont reçu la Parole. Ajoutons à cela que la sentence de jugement dans l’Ancien Testament (voir Is 6,9) n’est jamais à entendre comme une condamnation mais comme une exhortation à la conversion : c’est ce que laisse entendre la finale d’Isaïe 6,10 selon la LXX : Mais je les guérirai !
    • Un constat d’échec : il faut le noter cependant, l’échec des juifs à entrer dans l’unité est lourd de gravité ! Face à l’accord massif d’Isaïe, de Paul et de l’Esprit, au bénéfice de l’annonce de l’Evangile, l’ouverture du salut aux païens laisse Israël, non pas au-dehors, mais face à une parole ultime de Dieu, dernière parole de Paul aux frères de son peuple, celle d’Isaïe : Comme elle est juste cette parole de l’Esprit Saint à vos pères… (28,25). Nous voyons donc l’opposition se focaliser, non pas Israël contre les Gentils et réciproquement, mais surl’écoute actuelle et future d’Israël face à la non-écoute actuelle et passée… Reste, cependant, que le ton a changé depuis Ac 28,25 : c’est maintenant la conversion des personnes qui prévaut et non plus celle du peuple tout entier. L’espoir semble perdu de faire autour de Jésus l’unité du Peuple !
    • D’Isaïe à Paul : la chaîne prophétique. Seul de tous les auteurs du Nouveau Testament, Luc cite Isaïe 6,9s en y incluant le mandat donné au prophète : Va vers ce peuple et dis (Ac 28,26)… L’apôtre Paul assume et redouble, face à Israël, l’échec prophétique d’Isaïe : cela atteste la continuité du refus, d’une part, et, d’autre part, l’offre de salut du Dieu de l’Alliance toujours ouverte, redonnée. Nous sommes-là à un point crucial de jugement : ultimement, le mystère de l’endurcissement d’Israël est renvoyé à Dieu ( Romains 11,25-36).
  • Paul, pasteur exemplaire : sommaire narratif d’Ac 28,30-31

Ce sommaire confirme les traits attribués à la figure de Paul depuis le chapitre 9° des Actes : figure du pasteur et du témoin persécuté à cause du Nom de Jésus. Au centre de l’Empire, là où se gère le pouvoir romain, l’Apôtre ouvre la voie en annonçant le pouvoir de la Royauté de Dieu : tenant ensemble la royauté de Dieu (Basiléia tou Theou) et le Seigneur Jésus-Christ (v. 31). Le témoin jouit d’une totale liberté de parole (parrêsia = franc-parler), don de l’Esprit et sans empêchement. Notons la condition paradoxale du témoin : dans les chaînes et souverainement libre dans l’annonce de la Parole !

CONCLUSION

Le livre des Actes ne s’achève ni par la malédiction d’Israël (fermeture totale), ni par un non-lieu (banalisation du refus). L’arrivée de l’Apôtre à Rome marque un tournant décisif dans l’histoire du salut : échec d’un espoir de la conversion de tout Israël, mais affirmation du projet divin d’unité des Juifs et des païens en Christ.

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