AC : Conversion de Saul / Paul

Conversion de Saul / Paul

Nous possédons trois récits du même épisode de Saul ébloui sur le chemin de Damas, tombant à terre, puis recevant la révélation du choix surprenant de Dieu. Mais entre la première narration en Ac 9,1-30 et ses deux reprises sous le mode autobiographique dans un discours de Paul, en Ac 22,1-21 et 26,1-23, les variations sont considérables. Nous pouvons voir aussi deux autres récits de cette conversion en Ga 1,13-17 et 1 Co 9,1.

Comment évaluer le jeu des répétitions entre les trois récits ?  Peut-on expliquer les variantes d’un point de vue narratif ?

  1. Regard panoramique sur les trois récits

Les variations doivent être évaluées à partir d’Ac 9.

  • Les modifications structurelles :
    • Les amplifications touchent plusieurs points : passé pharisien de Paul introduit en 26,4-8 ; activité de persécuteur aggravée en 22,3-5 et 26,9-11.
    • L’affaiblissement du rôle d’Ananias en Ac 22 (absence de vision) et sa suppression en Ac 26.
    • L’absence de persécution contre Saul en Ac 22.
    • Une interpolation: en 9, 15s, c’est Ananias qui reçoit l’annonce de la vocation de Saul ; en 26,16-18, c’est Paul lui-même qui l’annonce.
    • Passage du passif à l’actif: en 9, 6 = il te sera dit ce que tu dois faire; en 22,10 = Que dois-je faire, Seigneur ?
    • Une substitution: en 9,19b-30, la vocation de Saul culmine dans un récit de persécution alors qu’en 22,17-21, elle aboutit dans une scène d’extase au Temple.
    • Noter aussi les nombreux changements qui affectent la figure des compagnons de Saul dans les trois récits.
  • Interprétation des modifications :
    • La différenciation des points de vue: Ac 9 est le récit du narrateur des Actes qui parle à la troisième personne ; Ac 22 et 26, s’apparentent au discours autobiographique – Paul parle de lui-même en « JE ». Les trois récits émanent de la même « voix » ( = le même auteur ) mais celui qui parle – « le narrateur » – varie sur le plan du récit. Ac 22 et 26 se présentent donc comme des « relectures » (rétrospectives) de l’événement de Damas, que le narrateur premier attribue à son acteur principal. Ac 9 surplombe les deux autres narrations : on pourrait le dire « objectif » et les autres « subjectifs ».
    • Les effets sur le lecteur: les différences ne sont pas scandaleuses puisque les narrateurs varient. Il est normal qu’en 22 et 26 les personnages secondaires s’estompent ou disparaissent au profit du « JE » qui parle, pour atteindre son sommet dans le discours de Paul devant Aggripa (Ac 26). Surtout, le rôle premier d’Ac 9 par rapport aux deux autres récits met en relief la précédence théologique de l’intervention de Dieu dans l’histoire de Saul sur les appropriations subjectives de l’événement (on peut comparer avec la succession des trois versions de la rencontre de Corneille avec Pierre). L’expérience initiale de Paul se renouvelle au rythme de sa vie missionnaire, dans un chemin concret et ouvert de relectures.
    • Bilan: les trois récits ne sont pas situés sur le même plan et présentent une logique différente de l’événement, selon les interlocuteurs visés et les moments du grand récit des Actes où ils s’inscrivent.
  • Fonction des trois récits :

Actes 9 : la situation dans le contexte est éclairante : Ac 8 = ouverture de la persécution, à la suite du martyre d’Etienne et diaspora en Samarie ; Ac 9 : à la pointe d’une série de conversions, à lire comme élargissement du cercle des élus ; Ac 10 = conversion de Corneille et début de l’accès des non-juifs au salut. Le thème dominant d’Ac 8-11est l’initiative surprenante que Dieu prend dans le choix des convertis : Simon le magicien cupide ; le mutilé éthiopien exclu de l’Alliance ; Saul le persécuteur ; Corneille l’impur. Face à cette initiative divine, la réaction des croyants va de l’embarras, à la lucidité prophétique en passant par l’obéissance.

Actes 22 : c’est la dernière parole de Paul à Jérusalem. Contexte = on le fait sortir du Temple en fermant les portes (21,30) ; la symbolique de cette clôture est forte ! Il prononce son discours (22,1-21) ; est menacé de lynchage, au cri de : Supprime cet individu de la terre (22,22) qui fait écho au cri du peuple contre Jésus en Luc 23,18 : Supprime-le !La fonction du discours de Paul est de se défendre contre l’accusation de rompre avec le peuple, la Loi et ce Lieu (21,28). Le passage autobiographique vient appuyer l’identité juive de Paul qui s’adresse aux frères et pères (22,1).

Actes 26 : Paul est en présence, cette fois, de la culture gréco-romaine. Il transculture l’événement de sa conversion pour le faire entendre à des lettrés. A ses accusateurs juifs il s’adresse en hébreu, aux juges grecs, il cite un proverbe de la littérature hellénistique (26,14) : Luc actualise le discours de Paul !

  1. Spécificité de chaque récit

Chaque version a son lieu théologique particulier

  1. La médiation ecclésiale – Actes 9,1-30
    • Le récit met en œuvre la reconstruction du sujet Saul: Damas représente la destruction de son projet de persécution et la reconstruction de son identité. Identité reçue, signifiée par le Seigneur comme un don et un appel (9,15). Le dialogue du Seigneur avec Ananias, dans une vision, en fait le représentant de la communauté chrétienne et un garant, comme une médiation, de la révélation qui s’opère progressivement en Paul.
    • La lecture de l’événement par Luc accentue l’initiative que prend Dieu dans l’histoireetla résistance que la communauté des disciples lui oppose : alors que le Christ triomphe sans difficulté de l’ennemi en le terrassant symbolique avec la chute de Saul, il peine à persuader les siens !
    • Il faudrait lire en ce sensAc 10 et 11 où l’on voit les résistances que Dieu doit affronter pour étendre aux non-juifs le bénéfice du salut : l’accumulation d’interventions surnaturelles, la seconde pentecôte, la triple répétition du récit de l’événement signalent l’importance de ce difficile tournant qu’est la reconnaissance par les croyants de l’universalité du salut offert en Christ.
    • Dieu doit aussi convertir son Eglise: le thème dominant d’Ac 9 – 11 est donc l’établissement d’une nécessaire médiation ecclésiale dans la transformation de Saul mais aussi de tous les païens qui s’ouvrent à la foi.
  2. L’affirmation de l’identité juive – Actes 22
    • Accumulation des signes de la judéité de Paul: en plus d’indications variées (21,40 ; 22,1), la formule (Ego eimi aner Ioudaïos – en 22,3) : Moi je suis Juif, n’est pas seulement une déclaration identitaire ; c’est la thèse d’un discours théologique qui affirme la fidélité constante de Paul à la tradition juive. Puis, il dresse lui-même son curriculum vitae dans le récit de son histoire (v. 2 à 5).
    • Paul présente même Ananias comme un homme pieux selon la Loi (v. 12), plutôt que comme disciple de Jésus ; dans la même ligne la vocation de Saul, retransmise par Ananias est marquée de tradition juive : Le Dieu de nos pères t’a destiné… (v. 14)
    • Passage d’une formulation christocentrique (Ac 9) à une formulation théocentrique, fortement veterotestamentaire (Ac 22) :

Connaître/Voir/Entendre (v. 14) = une trilogie très empruntée à la Septante.

  • Continuité entre son passé et sa situation présente: nous avons la séquence suivante,                       + éducation juive de Saul (v. 3)

+ zèle au service de la tradition (v. 3-5)

+ christophanie sur le chemin de Damas (v. 6-11)

+ oracle d’Ananias (v. 12-16)

+ envoi du Ressuscité (v. 17-21)

Luc a totalement réagencé le récit du chapitre 9°, éliminant les modalités de la rencontre avec Ananias et la prédication de Saul dans cette ville, pour souder les quatre moments que nous venons de repérer.

  • Dans cette perspective, la scène d’extase au Temple (22,17-21) constitue l’aboutissement du discours de Paul, puisqu’elle confirme sa vocation. Le choix du Temple n’est pas sans rappeler la grande inclusion de l’Evangile de Luc. Paul se tient en prière dans le Temple (fidélité à la tradition juive) et, – ironie lucanienne ! -, justement dans ce Temple d’où les juifs d’Asie viennent de l’expulser (21,30) : c’est là qu’il entend du Ressuscité l’ordre de quitter Jérusalem, à cause du rejet de la Parole par les Juifs (22,18).
    • Bilan: la visée du discours d’Ac 22 est d’interpréter l’événement de Damas comme un accomplissement de la foi et de l’identité juives de Saul-Paul.
  1. La puissance du ressuscité – Actes 26
    • Focalisation: le rôle à venir de Paul est mis au premier plan, au détriment de tous les autres intermédiaires. A l’opposé d’Ac 9, la vocation de Paul provient exclusivement du Jésus Ressuscité : Saul est présenté seul face au Kyrios.
    • Inculturation: Le proverbe de la littérature grecque (14b) exprime l’incapacité des volontés humaines à contrecarrer le dessein de Dieu. Ainsi, l’activité missionnaire de Paul (Ac 13 – 25) est rangée rétrospectivement sous le gouvernement de Dieu.
    • Variation: le thème de la lumière présent dans les deux autres récits est métamorphosé et déplacé. La rencontre sur le chemin de Damas n’est plus un choc lumineux qui jette Saul à terre (9,3s) : c’est une illumination rayonnante (26,13) qui prépare Paul à ouvrir les yeux du Peuple d’Israël et des païens pour les convertir des ténèbres à la lumière (26,18). La métaphore de la lumière n’est plus ordonnée à l’expression d’une théophanie mais au rayonnement d’une mission. Cela correspond à l’annonce prophétique d’Is 49,6, mise en place par le narrateur en Ac 13,47 : Je t’ai établi pour être lumière des nations… Paul n’est plus terrassé par la lumière : sa relecture en Ac 26 fait du phénomène lumineux un appel à devenir lui-même lumière, témoin et porteur du salut au-delà d’Israël. Son activité missionnaire est maintenant incorporée dans le récit de la conversion.
    • Actualisation: la fin du discours (26,22s) touche la situation présente de Paul, témoin devant le petit comme le grand, concrétisation de la vocation de Damas.
    • Mise en situation narrative du discours: il est tout entier dominé par le schéma promesse/accomplissement comme le montre l’inclusion des versets 6-8 et du verset 23. L’espérance juive de la résurrection trouve son accomplissement dans celle du Messie. Dans cette perspective, la rencontre de Damas devient une pièce à conviction de la résurrection des morts, une vision céleste du Ressuscité (26,19), à laquelle Paul ne peut se dérober.
    • Bilan: en Ac 26, la vision du Ressuscité devient un événement puissant, irrésistible (26,19), souligné par l’insistance sur le passé persécuteur de Saul (26,9-11).

Rôle phare de l’événement de Damas dans les Actes

Pour Luc, la rencontre sur le chemin de Damas constitue un fait majeur : quelles en sont les raisons ?

  1. Cet événement esquisse le profil de l’identité chrétienne : et cela dans son rapport de continuité et de rupture avec la foi juive. Ce n’est pas Paul, dans sa conversion, qui serait à imiter comme un modèle ; à travers cet événement qui saisit Saul, la rupture chrétienne est mise en avant mais la foi est appelée à garder une fidélité entière au Dieu des pères.
  2. L’événement de Damas permet à Luc de développer le thème théologique de la puissance du Ressuscité comme force de transformation dans l’histoire.

Odile Flichy a établi un parallèle entre la figure de Paul et Jésus dans l’Evangile de Luc qu’il peut être fécond d’explorer : se reporter à « L’œuvre de Luc, Cahiers Evangile n° 114, Paris, Cerf, 2000, p. 52-53. »

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